Plonger rues, routes et parcs dans le noir complet : un tiers des communes françaises ont sauté le pas. Une décision financière et écologique qui pose souvent la question de la sécurité.
Au-dessus de Castets (Landes), les étoiles brillent à nouveau tous les soirs, depuis maintenant un an. Car chaque soir, à 23h, cette petite ville de 1 800 âmes éteint un lampadaire sur deux… avant d’être plongée dans le noir complet de 1h à 5h du matin. « Une décision écologique et logique » : voilà comment Philippe Mouhel, maire (sans étiquette) de Castets depuis 2014, qualifie son choix d’arrêter l’éclairage nocturne dans sa commune.
Comme Castets, près de 12 000 communes françaises ont débranché leurs lampadaires la nuit en 2018, sur toute ou une partie de leur territoire, selon l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturne (ANPCEN), principale ONG mobilisée sur la pollution lumineuse. Un tiers des villes et villages français n’ont donc pas attendu les arrêtés gouvernementaux de décembre 2018, qui encadrent l’éclairage nocturne des villes (parcs et jardins, chantiers…). Une mesure entérinée huit ans après son inscription dans la loi Grenelle 2, à la demande du Conseil d’État, lui-même saisi par des associations environnementales.
Économique et écologique
À l’origine de cet engagement, deux arguments phares pour les communes : une volonté évidente de préserver l’environnement, mais aussi d’alléger leurs factures d’électricité. Selon un rapport de 2014 de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), l’éclairage public représentait en moyenne 50 % de la consommation d’électricité des communes de moins de 2000 habitants.
Pour Philippe Mouhel, ces maires en quête de coupes budgétaires ont un « côté un peu Géo Trouvetout », le personnage Disney connu pour être un inventeur prolifique, avec beaucoup d’imagination. Il souligne le bon sens d’éteindre, du moins de limiter selon les villes, l’éclairage public la nuit : « Dans notre commune rurale, avoir la lumière allumée en permanence ne sert à rien : ici, tout le monde dort la nuit ! C’est idiot de dépenser de l’argent public de cette manière. » Cette mesure a été fructueuse pour la commune landaise : pendant les 11 mois de l’expérience en 2018, Castets a économisé 10 000 euros sur les 50 000 euros habituellement dépensés par an en électricité publique.
Dans l’Hérault, Sérignan, une commune de 7 800 habitants, s’est lancée dans l’aventure mi-janvier. Au programme : une expérimentation de trois mois dans ses quartiers sud et ouest, où la lumière est totalement éteinte de 1h à 5h du matin. À l’issue de cette période, Jacques Dupin, premier adjoint au maire (divers droite), estime que 15 000 euros auront été économisés sur le budget électricité de la commune, qui s’élève à 330 000 euros par an.
Jacques Dupin affirme qu’à Sérignan, l’éclairage public a pris de l’ampleur ces dernières années, au fil des constructions de logements. « Nous sommes une commune du littoral, avec un collège, un lycée, des lieux culturels… Sérignan est une ville attractive, un véritable carrefour dans la région. » Cette urbanisation, et donc l’éclairage croissant de la commune héraultaise, a fait réagir la municipalité.
Les Européens ne peuvent plus voir les étoiles
L’autre motivation des municipalités est écologique. Philippe Mouhel affirme que sa commune souffrait de pollution lumineuse la nuit. « Castets est située près de l’autoroute qui relie Bordeaux à Bayonne : quand on y roulait la nuit, on voyait que la commune était recouverte d’une sorte de halo lumineux. Depuis, ce n’est plus le cas. » Une pollution lumineuse qui empêche d’admirer le ciel étoilé. Selon l’Atlas mondial de la pollution lumineuse 2016, un tiers de la population mondiale ne voit jamais la Voie lactée, dont 60 % d’Européens.
Philippe Mouhel, maire de Castets, parle aussi de sa préoccupation pour la faune et « les petites bébêtes ». C’est d’ailleurs l’un des arguments principaux des associations : l’éclairage public perturbe les cycles de vie des animaux et des insectes. Ainsi, la lumière nocturne dérange la migration des oiseaux, qui peuvent être induits en erreur dans leur parcours ; elle bouleverse aussi les périodes de reproduction des mammifères. De même, une ville trop éclairée la nuit contreviendrait à la pollinisation des fleurs. Selon l’association Agir pour l’environnement, la pollution lumineuse serait ainsi la deuxième cause de mortalité des insectes après les insecticides.
En ce qui concerne la santé humaine, il n’existe aucune certitude pour l’heure. Mais la lumière altérerait la qualité de sommeil des habitants, notamment ceux dont la chambre est exposée à la lumière d’un lampadaire. « C’est comme être sur son téléphone avant de dormir : le fait d’être exposé à cette lumière extérieure modifie le moment de production de la mélatonine, cette hormone qui permet de s’endormir », précise-t-on à l’ANPCEN.
Un argument supplémentaire qui semble parler à la population. Selon un sondage OpinionWay, réalisé pour l’ANPCEN en 2018, 79 % des Français sont favorables à l’extinction de l’éclairage public la nuit. En 2012, cette donnée était inférieure de 30 points.
La sécurité, au cœur des inquiétudes
Mais dans toutes les communes, une inquiétude majeure demeure face à l’annonce de ces expérimentations : celle de la sécurité. Au cours des concertations publiques, les municipalités ont dû rassurer citoyens et gendarmes, qui redoutaient de voir les accidents augmenter avec l’extinction des luminaires publics. « La gendarmerie demandait par exemple que les ronds-points restent éclairés, explique Philippe Mouhel, à Castets. Mais si on commence à faire une exception… Au début, c’est une sacrée pression. Les premiers mois, on surveille les chiffres des accidents sans cesse pour voir s’ils n’augmentent pas. » Selon les municipalités et les associations, qui n’avancent aucun chiffre, les accidents n’augmentent pas. « Mais il a été prouvé que les conducteurs vont moins vite quand il n’y a pas de lumière alentour », souligne-t-on à l’ANPCEN.
Du côté de Sérignan, les habitants redoutaient que l’absence de lumière nocturne augmente le nombre de cambriolages. Pour les rassurer, la mairie insiste sur l’efficacité de son réseau de vidéoprotection infrarouge, qui permet de filmer dans l’obscurité totale et assure « un maillage du territoire », selon Jacques Dupin. Mais les paroles rassurantes des mairies n’ont pas empêché certains Sérignanais de faire entendre leur mécontentement – une minorité selon le premier adjoint. « Sur la page Facebook de la commune, un habitant a écrit que pour lui, l’extinction de l’éclairage public la nuit était un retour au Moyen Âge. Il faut dire que c’est déconcertant dans l’esprit des gens », analyse le premier adjoint de Sérignan. Il insiste sur la nécessité de « ménager la population : par exemple, nous laissons le coeur de ville éclairé la nuit, car les rues sont très étroites et la population vieillissante. Il faut y aller progressivement », conclut Jacques Dupin. Sérignan attend désormais le bilan de ces trois mois d’expérimentation pour « jouer cartes sur table » avec ses administrés et décider si l’extinction de l’éclairage public doit se pérenniser ou non.
À Castets, le principe de précaution est aussi de mise : « Il faut faire preuve de souplesse. Par exemple, quand il y a des fêtes l’été, on laisse l’éclairage public la nuit, parce qu’il y a du monde qui circule jusqu’à tard. » Son maire, Philippe Mouhel, espère que l’extinction de ses candélabres est désormais pérenne. « Personnellement, je suis pour expérimenter, évaluer, puis ajuster si besoin. Ou arrêter si ça ne fonctionne pas. Mais là, un an après, les gens se sont habitués à ne pas avoir leur rue éclairée la nuit. Le bilan est très bon : ce serait fou de revenir en arrière. »
Photo de couverture : Flickr