Edouard, alias Maria Allas, est une personnalité des nuits drag-queens parisiennes. Une manière pour lui de défendre les droits LGBT.
Fin de journée, à Paris, dans un petit bar du Marais. La nuit n’est pas encore tombée. Édouard pourrait passer inaperçu. Gilet et t-shirt gris, panaché dans une main, téléphone portable dans l’autre. Ses grands yeux bleus parcourent l’écran à la recherche d’une photo prise quelques années plus tôt. Dans sa barbe bien taillée, on distingue quelques paillettes. Cinq ou six, tout au plus. Un hasard ? Pas vraiment. « Ah, la voilà ! », s’exclame-t-il. Sur la photo, deux policiers anglais souriants entourent une drag-queen aux boucles blondes et à la barbe argentée, perchée sur des talons hauts. C’est Maria Allas, l’alter égo d’Édouard.
« Maria, c’est une diva ! Elle est plus classe que sexe. Et elle est veuve sept fois ! On dit même qu’elle est à la recherche du huitième, plaisante Édouard, avec un petit clin d’oeil. Mon personnage drag, je l’ai créé en exacerbant certains de mes traits personnels. » Pour ce professeur de chant et chanteur lyrique, la référence à la grande soprano Maria Callas était une évidence. Originaire de Soissons, dans l’Aisne, Édouard a voulu transmettre à son personnage la double éducation qu’il a reçue : bourgeoise par son père avocat, et plus proche de la terre avec sa mère, fille de fermier. « C’est pour ça que Maria a un franc-parler assez campagnard ! »
Une arrivée tardive dans l’art du drag
« Je n’ai pas grandi dans un environnement très gay, comme beaucoup de petites villes de province, explique Édouard. A 18 ans, je suis monté sur Paris. » Artiste multifacettes, à la fois chanteur, comédien et même clown, Édouard se produit sur de nombreuses scènes. Mais à son arrivée dans la capitale, il la trouve peu accueillante. « Le bruit, l’environnement, les gens… J’ai trouvé la ville agressive. » Sur les conseils d’un ami, il décide de partir à l’étranger. « Il a mis un globe terrestre devant moi, l’a fait tourner. Mon doigt est tombé sur l’Irlande », explique-t-il, dans un sourire empreint de nostalgie. Dès le lendemain, il annonce à ses parents qu’il part à Dublin.
C’est en Irlande qu’il rencontre ses premières drag-queens lors de soirées. A l’époque, il ne pense pas du tout à en devenir une. « Elles m’ont beaucoup marqué. Je les trouvais magnifiques, et j’étais inspiré par leur engagement pour la communauté LGBT », raconte Édouard. Deux ans plus tard, il rentre à Paris pour terminer son master de négociant d’art, mais continue de voyager partout en Europe. Il rencontre de nouvelles drags dans chaque capitale. Dans le même temps, le jeune homme intègre des associations LGBT parisiennes mais peine à y trouver sa place. « Je cherchais un moyen d’exprimer mon militantisme. Mais je ne me sentais pas à l’aise dans le tissu associatif, même si je trouve que leur travail est nécessaire, confie-t-il, les yeux baissés. Ce n’était juste pas fait pour moi. »
En 2016, sa rencontre avec Andrew David, alias Joanna Cuddle, une drag-queen originaire de Manchester, le bouleverse. « Elle m’a raconté l’histoire des drag-queens, et leur fonction dans la communauté LGBT. J’ai réalisé que leur rôle était essentiel, et que c’est ça que je voulais faire. » Un an plus tard, Édouard « commence le drag » à Manchester avec Joanna Cuddle. Celle-ci devient sa drag-mother, sa guide. « La drag, c’est un soldat. Elle est en première ligne pour porter les revendications et les messages de la communauté LGBT à l’extérieur. A l’intérieur, elle empêche les divisions. Elle apporte de la légèreté, du baume au coeur et du courage à ceux qui se sentent minoritaires et oppressés. » Édouard aime à comparer le rôle de la drag-queen à celui de la célèbre chanteuse et actrice Marlène Dietrich. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle venait chanter sur les fronts pour encourager les soldats. « La drag, c’est l’espoir, tout simplement. »
On s’arrache la diva des nuits
« Une soirée avec Maria ? Ce n’est que de l’amour, s’exclame Édouard. Elle est aussi assez sans gêne, elle se comporte partout comme si elle était l’hôte, même quand elle n’est pas chez elle! » Quand il parle de son personnage nocturne, son visage s’illumine. En deux ans, Maria Allas a trouvé sa place dans le paysage drag parisien. Le plus souvent, elle sort accompagnée des membres de son groupe de drags, les Walking Queens. « On se prépare souvent chez moi, on a déjà été jusqu’à sept drags dans mon 35 m2 ! Une vraie loge de stars ! » Maquillage, perruques et talons hauts sont de mise à chaque sortie entre Queens.
La nuit, les lampadaires de Paris sont ses éclairages. La rue, sa scène. Les pavés, les planches de son théâtre. Quand Maria sort, elle attire tous les regards. « Quand ils me voient, les gens se demandent : mais c’est qui ce gros bonhomme poilu qui porte du rouge à lèvres et des talons? », raconte Édouard. Car Maria fait partie des Bearded Queens, les drag-queens qui ont choisi de conserver leur barbe. Et tous leurs poils, d’ailleurs. « La barbe, je l’ai toujours portée, elle fait partie de mon identité », explique-t-il. Garder la barbe, c’est aussi le moyen pour lui d’attirer l’attention et la curiosité, ainsi que de faire passer un message à tous : « Il faut laisser les gens vivre comme ils en ont envie. Si je veux être une drag avec une barbe, pourquoi ça dérangerait ? »
Cette différence avec les autres drag-queens fait fureur. Maria Allas est devenue la présentatrice star du Karoagay, organisé tous les dimanche soir au M’sieur Dames, un bar du XIe arrondissement de Paris. « J’y ai vu un bon moyen de combattre la solitude du dimanche soir. Ca donne à tout le monde l’occasion de sortir. Parce que quand on est seul, et qu’on fait partie de la communauté LGBT, les dimanches soirs peuvent être difficiles. »
La drag, indispensable aux nuits parisiennes
S’il lui arrive à de rares occasions de sortir en drag la journée, il préfère fréquenter la faune nocturne. « Les réactions sont très différentes entre le jour et la nuit, affirme Édouard. On se croirait dans deux mondes parallèles. Les gens, peu importe leur âge, leur orientation sexuelle, viennent parler à Maria la nuit. J’ai l’impression que leur parole est plus libérée. C’est le super pouvoir de la drag ! » Mais il lui arrive aussi de subir des remarques blessantes, voire des insultes, même dans le Marais. « Parfois, certains sont plus « drama » que les drags ! », soupire Édouard, les yeux levés vers le ciel.
De son expérience à l’étranger, Édouard a retenu que les nuits n’étaient pas les mêmes pour une drag-queen selon les villes. « Une nuit drag à Paris, c’est totalement différent d’une nuit drag à Manchester. Là-bas, les drags sont beaucoup plus intégrées. A Paris, elles divisent toujours, même au sein de la communauté LGBT. » Il avoue être plus à l’aise en drag au Royaume-Uni, où il n’a aucun problème à rentrer seul. « A Paris, Maria ne rentre jamais seule, même pour aller dans le Marais, et je dis la même chose aux autres Walking Queens. » Parce que si des émissions comme Ru Paul’s drag race, un concours de drag-queens diffusé sur Netflix, ont rendu les drag-queens populaires, « ça ne veut pas dire qu’elles sont pour autant acceptées ».
Les différences entre Paris et Manchester font dire à Édouard qu’il y a beaucoup de travail à faire dans la capitale française pour que les drag-queens, et plus largement toute la communauté LGBT, soient plus acceptées. « On a un besoin cruel de la drag aujourd’hui. Parce qu’elle a un rôle éducatif hyper important. » Comme une lueur dans la nuit, la soprano n’a donc pas fini de battre les pavés des nuits parisiennes.